Au côté des pratiques funéraires et de la fabrication d’outils, les parures appartiennent à ce que les anthropologues appellent des marqueurs d’acquisition d’une pensée symbolique. Les plus anciennes découvertes à ce jour, au Maroc, ont environ 80.000 ans et consistent en de petits coquillages d’un centimètre de large, percés d’un petit trou, et sur lesquels on a retrouvé des traces de pigments.
« Symbolique » est un mot qui recèle beaucoup de cette ambiguïté que nous allons retrouver à propos des parures. C’est à la fois ce qui donne à une chose son identité (la Tour Eiffel pour Paris par exemple), et ce qui aussi bien n’est qu’un accessoire comme lorsqu’on dit que c’est « purement symbolique ».
Les parures appartiennent à ces œuvres qu’en langage moderne ont appellent in situ. On veut indiquer par-là que leur production est contrainte par la dimension et le contexte d’un lieu. La Danse de Matisse ou les colonnes Buren à Port-Royal sont des œuvres in situ. En revanche l’obélisque de la place de la Concorde ou Guernica de Picasso n’en sont pas.
Parure d’Axel Rogier-Waeselynck est un artefact in situ au sens strict. Fait des propres mains de l’artiste à l’échelle de l’architecture, c’est un collier d’environ 6m de longueur, 5m de hauteur et 70cm d’épaisseur destiné à venir orner un mur de béton lisse qui évoque une peau fraiche. Fait de fibre de carbone et résine, il a la couleur noire de la fibre et laisse apparaitre des motifs de tissage, tout en jouant sur la transparence des volumes. Ce collier s’insère dans un bâtiment conçu par Pierre Chochon et Laurent Pierre, et qui est lui-même une œuvre in situ, comme du reste toutes les architectures qui ne sont pas la simple transposition d’un projet conçu pour un lieu générique dans une ville quelconque et que l’on recycle à l’occasion d’un concours d’architecture par exemple. In situ au carré donc.
Les architectes n’aiment pas en général ces parures qui s’affichent avec l’ambition d’embellir ce qu’ils ont construit. Beaucoup pensent que l’architecture se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’adjuvant. Axel Rogier-Waeselynck m’écrivait pourtant qu’il s’est agi pour lui, avec ce collier, de « personnifier le bâtiment ».
C’est que toute parure doit répondre à une double contrainte : d’un côté elle doit mettre en valeur ce sur quoi elle s’applique, son référent si l’on préfère, sans toutefois accaparer l’attention au point qu’on ne verrait plus qu’elle et qu’on en oublierait le référent (qui peut être un corps, ou un objet, un bâtiment par exemple). Mais elle ne doit pas non plus se montrer trop discrète au point de laisser le référent pour ainsi dire sans défense affronter les regards. D’un côté le risque consiste à obstruer le regard, l’aveugler, de l’autre à lui laisser le champ libre pour examiner tout à son aise le référent et à y déceler d’éventuel défaut. Le maquillage est une parure qui vise à parer une telle intrusion du regard sur la peau.
La parure relève bien sûr des arts appliqués mais aussi de l’art de la guerre, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle jette un défi aux autres regards, et ici l’effet de parure est clairement la fascination ; elle doit capter, fixer le regard pour qu’il ne se détourne pas ailleurs – vers une autre parure plus éclatante encore.
Cette dimension du défi revient sans arrêt dans la littérature romantique du 19ème siècle à propos des parures de femmes qui se jaugent entre elles à l’éclat de leur parure qui en fait ressortir la dimension d’armure destinée à protéger le référent. Dans cette littérature, une femme (et dans une moindre mesure un homme) « sans parure » est une femme nue, sans défense, vulnérable aux regards et aux rires – comme L’Olympia de Manet allongée nue sur sa couche. Pour « aller dans le monde », comme on disait alors, l’armure-parure est indispensable. Maupassant écrivit une nouvelle cruelle et fameuse à ce propos. L’épouse d’un petit fonctionnaire ayant souhaité assister à une soirée à laquelle son mari est invité, en présence du ministre, emprunte à une amie une parure de diamants qu’elle croit vraie. Mais elle la perd. Le couple doit économiser pendant dix ans pour la rembourser. Puis un jour, par hasard, l’infortunée apprend par son amie que la parure en diamants était fausse… Cette chute recèle une information importante concernant toute parure qui est qu’elle peut mentir, et qu’au fond l’essentiel c’est ce que les autres croient voir en elle, que ça n’est pas la vérité qui compte mais l’effet produit. Comme à la guerre, la ruse fait donc partie intégrante de la parure.
Dans un texte intitulé « De la détermination formelle de l’ornement » (1856), le grand architecte et théoricien allemand Gottfried Semper distinguait trois formes fondamentales d’ornement :
- L’ornement pendant (des boucles d’oreilles ou un collier par exemple) caractérisé par la symétrie ;
- L’ornement proportionnel (anneau, bracelet) ;
- L’ornement directionnel (la crête de cheveux des Punks par exemple ou la crinière de certains casques dans la cavalerie).
À propos de l’ornement pendant, Semper faisait cette remarque: « L’importance esthétique de l’ornement symétrique est rehaussée de manière significative du fait de l’effet éthique qu’il exerce en retour sur l’individu qui le porte. Il le force à corriger son maintien lorsqu’il est au repos, et à observer la modération et la dignité requises dans ses gestes lorsqu’il bouge, afin que ne se produise aucune oscillation malencontreuse, trop rapide ou trop irrégulière, qui blesserait ainsi la sensibilité la plus fine. »
Parure appartient à cette première catégorie d’ornement de laquelle cependant la proportionnalité n’est pas totalement absente puisqu’il est in situ. L’élément qui concentre en lui toute la gravité est la goutte centrale. Plus on s’éloigne de ce pendentif et plus on échappe au registre purement pendant. Il y a une hexis corporelle spécifique à ce type de parure qui conduit le corps à se déplacer avec dignité, et qui acquiert comme le dit Semper, une dimension éthique. En paraphrasant une formule célèbre on peut dire que « la parure fait le moine », c’est en ça que réside son caractère éthique, (même si de fait vous pouvez être un moine paillard). Ce que l’on appelle la « pompe » combine ces deux sens de la parure. Il est en effet difficile de courir avec une tiare ou une couronne sur la tête, et de fait ce ralentissement cinétique confère en retour au porteur une certaine dignité. La pompe est d’autant plus efficace qu’elle est lente.
À la différence de l’ornement directionnel qui accélère le mouvement – la crinière du casque qui flotte au vent en est un bon indicateur -, l’ornement grave, attiré vers le sol, lui fait obstruction. Il y a mille exemples de telles parures qui sont autant d’entraves : les lourds bracelets de pied, les « mignons » petits pieds atrophiés de la tradition chinoise, les talons aiguille, le kimono qui oblige à faire de petits pas, le corset qui étouffe, etc. La femme à elle seule collectionne un grand nombre de telles parures qui lui ont été imposées par l’homme, mais pas toutes. Avec la parure on touche inévitablement à la différence sexuelle et aux jeux de séduction qui ne vont pas sans une forme de violence qui finit par passer pour consentie. Après tout personne ne vous oblige à porter des talons aiguille, même si c’est notoirement mauvais pour l’ergonomie du pied. La parure rejoint ici le handicap (ne pas pouvoir courir) qui s’avère un avantage : les jambes perchées sur de telles prothèses ont plus de chance d’attirer les regards que celles qui sont posées au sol…
Même s’agissant d’une commande publique ou d’une œuvre in situ, il est rare qu’un artiste contemporain reconnaisse que son rôle consiste à « parer ». Il aura le sentiment qu’une telle parade dévalorise son travail, le ravale au statut d’artisan duquel il a eu tant de peine à se distinguer à partir de la Renaissance. Ce sentiment a une double origine. À la fois très ancienne, ancrée au plus profond des langues indo-européennes – et très récente. Très ancienne car nous sommes conditionnés par le langage et par ce qu’il projette sur le monde, à concevoir la parure comme quelque chose qui vient se superposer à un support, plus essentiel, et qui serait pour ainsi dire nu. C’est à ce point où se noue une étrange dialectique que Baudelaire a si bien décrite dans Le Peintre de la vie moderne : ce qui est nu appelle à être paré, et ne conçoit d’ailleurs pas de pouvoir vivre dans cet état de nudité ! Mais en même temps il récuse toute essentialité à cet accessoire dont il ne saurait se passer… L’affaire dure depuis quelques millénaires déjà et n’est pas prêt d’être tranchée. Seul semble-t-il un art non-humain (machinique ou animal) le pourrait.
Quant à l’origine plus récente, elle renvoie au statut des arts appliqués qui occupent le bas de la hiérarchie des arts, et pour lesquels le travail de la main est essentiel. Pourquoi en dépit de la fascination qu’elle peut exercer la parure est-elle ainsi dévalorisée ? Parce qu’elle est servile. Il semble qu’on puisse aussitôt l’arracher et lui en substituer une autre sans toucher à l’essentiel. Regardez l’orgueilleuse parure diront les architectes avec un demi-sourire, ôtez-là et dites-nous si le bâtiment s’effondre.
Tout artiste qui s’attaque à la question de la parure s’attaque ainsi à l’un des murs de soutènement les plus puissants et les plus invisibles de notre culture, celui qui sépare les choses essentielles des choses accessoires, la définition des premières étant qu’elles peuvent se passer des secondes, et celle des secondes qu’elles donnent au première leur vraie visage. C’était ça le sens de « symbolique » il y a déjà 80.000 ans : cette chose d’une fragilité extrême qui permet de distinguer les hommes des autres animaux et certains hommes d’autres hommes, et ceci dans une spirale ascendante sans fin, qui est arrivée jusqu’à nous et continuera après nous.
Jacques Soulillou
Jacques Soulillou est philosophe et théoricien de l’art. Ses deux ouvrages de références sur la question de l’ornenement sont Le décoratif (éd. Klincksieck, 1990) et Le livre de l’ornement et de la guerre (éd. Parenthèses, 2003).